Résumé:
"Autour de 1830 émergent dans la littérature canadienne-française les premières représentations de l’éducation supérieure. Les anatomistes et résurrectionnistes peuplent les contes étranges et fantastiques des journaux grand public, marquant les esprits et contribuant à détacher, dans l’imaginaire social, la formation universitaire des mœurs ordinaires. Pendant un siècle et demi (1830-1980 environ), les représentations des études postsecondaires sont marquées de ce sceau d’exception, que la marginalité perçue soit socialement acceptable ou non (vols de cadavres et beuveries d’un côté; collège classique et fine fleur de la nation de l’autre). Entretemps naît un premier roman de campus (1903), suivi d’une centaine d’autres titres dans lesquels l’éducation postsecondaire fait l’objet d’une représentation substantielle et significative. La présente thèse de doctorat vise d’abord à établir l’histoire et la poétique des romans de campus au Québec. Dans l’absolu, elle sert à préciser les relations entre un ensemble textuel diffus – l’architexte des romans de campus – et l’imaginaire social d’un milieu tripartite (collège classique, cégep et université). Il s’agit donc d’une étude de cas limite aux études génériques : je cherche à mieux cerner un corpus qui n’est ni pensé ou promu en tant que genre (ou sous-genre) par la plupart de ses productrices et producteurs (autrices et auteurs, instances éditoriales), ni consciemment reçu comme tel par ses lectrices et lecteurs. Pourtant, la littérature québécoise regorge de romans cousins du campus novel. J’ai découvert 100 romans de campus parus entre 1903 et 2022. J’en produis une analyse distanciée (Moretti 2005; statistiques, chronologie et tendances lourdes) dans la première partie de la thèse, offrant la première analyse d’ensemble d’un corpus de romans de campus découverts de manière empirique. Dans la seconde partie, je fais la lecture rapprochée d’un répertoire de 63 romans professoraux, un sous-ensemble des romans de campus. La lecture de proximité interroge les différentes tendances poétiques et les différents moments de cette production. À la différence de ce qu’a souvent établi, au sujet du campus novel, la réception critique aux États-Unis et en Angleterre depuis 1950 environ, les romans de campus québécois sont anciens plutôt que récents, polymorphes plutôt qu’interchangeables, bicéphales plutôt qu’adressés à un public monolithique, et ils s’annexent à une foule de sous-genres. La production est marginale quoique stable depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours (environ 1%). Je démontre que les romans de campus recèlent des savoirs spécifiques sur l’éducation supérieure, autrement dit qu’ils contiennent les germes d’une sociologie romanesque, la socialité de l’éducation postsecondaire y étant organisée par les dynamiques de l’imaginaire social et du support. C’est un substrat souple pour aborder des enjeux politiques et sociaux plus larges que ceux touchant l’éducation. La matrice d’interprétation profite d’un microcosme fictionnel aux dimensions réduites, échappe aux règles de la communication pragmatique, et est assorti de l’indétermination ou de la liberté politique et éthique qui caractérise l’œuvre d’art. Non seulement les romans de campus (re)présentent des savoirs sur le monde de l’éducation, une des contributions les plus originales de la thèse consiste à démontrer par une lecture épistémocritique que l’architexte encode les langages disciplinaires dans un métalangage littéraire qui en change la finalité et le sens. Les champs de savoirs représentés varient en fonction des hybridations génériques (du sentimental au policier notamment) ainsi que des publics. En retour, des facettes bien distinctes de l’éducation postsecondaire sont présentées aux lectorats de romances, de romans policiers, des sphères de production restreinte, moyenne ou élargie, ainsi qu’aux lectorats initiés et non-initiés d’un champ scientifique ou littéraire donné." -- Résumé de l'auteure